Récit du 21 avril 2005, Saint André Les Alpes
Préférant un tant soit peu des conditions de vol plus sereines, je décide de me réserver pour la belle journée patiemment guettée, et ne rejoins gaiement le groupe que la veille au soir. Le matin du jour J, le ciel est d’un magnifique bleu limpide et le soleil resplendit tel une divinité bienfaisante. Tout le monde est à pied d’œuvre là-haut sur l’aire du Chalvet. Le père Dietrich est impatient et décolle vers midi. Il a en effet l’intention de repasser dans les deux sens sur le théâtre des opérations turbulées de l’avant-veille en réalisant un aller-retour jusqu’à Dormillouse, et selon lui, il doit pour cela disposer du plus long temps de vol possible. Une demi-heure plus tard, le voilà à 2500 m QNH, soit à 960 m au-dessus de nos têtes, et il disparaît vers le nord. Un peu plus tard, sa voix annonce qu’il est déjà au Cheval Blanc à 2700 m. Bien. Tout en assemblant tranquillement mon aile, je me demande simplement s’il a choisi le bon objectif, car les cumulus commencent à bourgeonner dans toutes les directions excepté celle où il va. Je suis un peu inquiet pour lui, il me semble qu’il cherche à avancer trop vite sur un terrain où la convection est encore insuffisante. Je décolle vers 13h10 devant mes confrères qui attendent
encore un jour meilleur ! Comme à l’accoutumée,
ma radio est rangée dans le harnais et servira uniquement en
cas de récupe. En l’air, je suis seul avec mes pensées,
mon aile et le silence environnant, et j’ai « laissé
» sur terre tout ce qui ne contribue pas à la poursuite
du vol. Au fait, où est-ce que je vais aller, maintenant que
je plane aussi à 2500 m ?! Les montagnes enneigées, le
ciel, les nuages, tout cela est magnifique. Pourquoi ne pas suivre le
sieur Dietrich vers le nord, et, idée saugrenue, pourquoi ne
pas tenter de le rattraper ?! Les premiers cumulus apparaissent dans
le secteur et me rassurent aussi. Allez, c’est parti. Je quitte
la pompe de service du décollage, direction les antennes en visant
au loin la crête du Cheval Blanc. Et puis, en enroulant une pompe
avant de franchir normalement la trouée vers la crête à
l’est du village de Lambruisse, un grand doute surgit. La zone
inhospitalière de 18 km de long par 12 km dans sa plus grande
largeur me fait peur. Entre la montagne du Cheval Blanc et la Tête
de l’Estrop, il n’y a aucun endroit pour se poser si ce
n’est le lit des torrents, et la neige recouvre encore l’essentiel
des vallées. Je ne suis pas un cascadeur du vol libre, et ma
témérité ne va pas jusqu’à tirer le
diable par la queue. Sachant pertinemment que la neige n’a jamais
réchauffé l’air à son contact pour en faire
un courant ascendant, je me dis qu’il vaut mieux emprunter un
autre chemin si je veux continuer vers le sommet de Dormillouse. En
scrutant la planète plus vers le nord-ouest, je me rends compte
que les montagnes moins hautes sont parfaitement dégagées
et bien exposées au soleil, et que les vallées sont clairsemées
de petits champs tout à fait convenables pour un éventuel
atterrissage, parfois même à côté des habitations.
Enfin, Dame Nature me tend une belle perche puisqu’un gros cumulus
à la base bien sombre coiffe tout le secteur communal de Tartonne
alors que le Cheval Blanc reste chauve. Pour l’heure, je quitte le secteur frigorifique haut perché
pour m’engager allègrement au-dessus des sommets qui bordent
le nord de la commune de Tartonne, puis deux autres sommets flanqués
au sud et au nord d’une belle rivière qui n’est autre
que la Bléone, et puis encore une crête orientée
dans la direction de mon cheminement. L’atmosphère est
déjà bien plus tempérée en dessous de 2000
m, ce qui est fort agréable. Le paysage verdoyant et aux couleurs
vives de la vallée de la Bléone qui s’étend
au sud-ouest, avec au fond la ville de Digne, est tout simplement splendide.
Quelques planeurs filent gracieusement et silencieusement dans le ciel
et disparaissent de ma vue. Les pompes rencontrées en chemin
ne sont pas miraculeuses, mais me permettent néanmoins d’atteindre
la face sud de la montagne de l’Ubac. Aucun thermique ne frémit
en ce lieu, les nuages estompent l’ensoleillement du versant,
ce n’est pas de veine. Je perds de l’altitude, et commence
à voler au raz de la végétation et des ravines
qui jalonnent la montagne. Près d’un village dans la vallée
qui s’étend à l’ouest de l’Ubac, j’aperçois
un delta qui atterrit dans un champ et dont les couleurs me rappellent
singulièrement l’aile de Dietrich. Les narrations du soir
me confirmeront qu’il s’agissait bien de lui, dommage. Je
laisse mon ami à son sort pour m’occuper de mon propre
vol qui commence à devenir lui aussi un tantinet critique. Par
acquis de conscience, je repère un grand champ un peu plus loin
dans la vallée au nord, tout en pensant fort bien que ce n’est
pas là que j’irai me poser. Les petites bulles éparses
au-dessus des ravines sont trop étroites et trop furtives pour
générer une pompe que je peux enrouler durablement. C’est
dans des moments comme celui-ci que j’apprécie la finesse
de mon rigide, car je parviens ainsi à me maintenir de proche
en proche sans trop me faire enterrer entre deux bulles, voire même
à regagner un peu d’altitude. En tout cas, s’il y
a une ascendance qui mijote dans le coin et qui m’est réservée
pour me hisser au-dessus des crêtes, elle partira nécessairement
de l’une des nombreuses ravines. Donc j’avance, et j’enroule
tout ce qui se présente au fur et à mesure que le soleil
se dévoile à nouveau. C’est ainsi que je me retrouve
l’invité d’honneur d'un puissant courant ascendant
au nord de la montagne de l’Ubac, qui me propulse royalement jusqu’à
la base du nuage à 3293 m et à la vitesse maximale de
5,8 m/s intégrée sur 20 secondes. Hourra ! C’est
formidable ! Je contemple à nouveau la Terre d’un peu plus
haut, notamment la tête de l’Estrop et toute la zone recouverte
de neige au sud que j’ai soigneusement évitée. Mais
le froid ressort à nouveau ses griffes acérées.
Je suis gelé jusqu’aux orteils, c’est horrible, et
mes doigts sont devenus aussi insensibles qu’après une
anesthésie musclée. Je me dis fermement qu’il est
hors de question de me poser à cause de cela, il y a pire dans
la vie. Donc je résiste, et je continue. D’ailleurs la
suite du vol ne présente aucune difficulté, puisqu’il
suffit de longer les crêtes de la montagne de la Blanche sous
les cumulus qui la chapotent pour atteindre rapidement le fort de Dormillouse.
Allez, un dernier coup d’œil pour mémoriser le paysage, et je m’en retourne vers le sud, avec pour nouvel objectif l’atterrissage sur le terrain officiel de Saint André. Arrivé au pic des Têtes, je décide de repasser par les mêmes endroits qu’à l’aller, c’est-à-dire au moins jusqu’à l’extrémité sud de la montagne de l’Ubac. Car à la difficulté de traverser la zone inhospitalière, s’ajoutent maintenant un épuisement et un engourdissement général dus au froid et qui me rendent incapable d’engager de nouveaux défis pour rester en l’air. Il faudrait que je sois sur un rail et n’aie plus qu’à me laisser aller vers le bercail ! (et ça rime). Je parviens malgré tout à faire le plein d’altitude sur l’Ubac, et me laisse glisser plus ou moins en finesse max vers le sud. J’espère avoir assez de hauteur pour franchir la barrière des petits sommets qui marquent la limite nord de la commune de Tartonne, et qui me fait penser, vue de ma position, à une muraille de château fort. L’opération s’avère délicate, je perds trop d’altitude. Je décide de me rapatrier d’urgence sur le versant ouest de la montagne du Cheval Blanc, partiellement enneigé mais tout de même bien ensoleillé. Si je ne m’attends pas à y trouver des pompes mirobolantes, au moins j’espère y rencontrer des petites bulles qui m’aideront à garder mon altitude, voire à en gagner un peu, et qui me permettront ainsi de franchir le premier petit col qui jouxte le versant du Cheval Blanc. La température est naturellement plus clémente, et je suis à nouveau plus attentif et alerte pour piloter. Je me rapproche singulièrement du caillou, je me demande si je ne vais pas atterrir sur le col même (et redécoller de l’autre côté !). Un effet de sol semble venir à la rescousse, et hop, le col est passé, ouf ! Ah, que c’est bien de voler en rigide ! Ensuite, toujours en rasant la montagne, mon altitude augmente tandis que la crête du Cheval Blanc descend, et me voilà bientôt en local du gîte de Thorame au-dessus de la même crête, c’est tout bon ! Ne serait-ce que pour marquer le coup, je voudrais quand même atteindre l’aire de décollage du Chalvet. Donc ce n’est pas fini. Peu après le col de Séoune, je me fais brasser méchamment dans une pompe un peu violente, ce qui d’une part me rappelle illico la réputation du site de Saint André, et d’autre part m’invite à ne pas séjourner dans cette pompe plus longtemps que nécessaire, sachant qu’il y en aura d’autres à coup sûr plus au sud qui me permettront d’avancer tout en regagnant mon altitude initiale. Après avoir franchi ainsi la trouée de Lambruisse et survolé les antennes, je rejoins tranquillement l’aire de Chalvet, où enfin je peux spiraler dans une ascendance calme. Objectif atteint, je n’en reviens pas. Il est environ 16h30. Mes forces étant partiellement revenues, pour couronner l’affaire, je décide de reprendre de la hauteur pour traverser la vallée vers la crête des Serres et aller voir la couleur du paysage au-delà du pic de Chamatte. Curiosité satisfaite, le retour au plancher des vaches sur l’atterro officiel est vécu comme une délivrance mêlée d’une certaine béatitude, tellement je me sens épuisé mais heureux. En fait, je me sens ailleurs. Jamais je n’aurais pensé qu’il me serait donné un jour de réaliser un vol en montagne aussi fabuleux. Un classique pour certains, une découverte pour d’autres. Merci à tout ! Le vol a duré 4h02, et la distance Chalvet – Dormillouse – Chalvet – pic de Chamatte – atterro s’élève à 118 km. Cela mérite bien ces quelques pages d’écriture ! Qui peuvent se résumer ainsi : qu’est-ce que c’était beau, qu’est-ce que c’était chouette et qu’est-ce que j’ai eu froid ! Au demeurant, notre président Michel M. ne s’est naturellement pas privé de me lancer quelques moqueries bien placées sur mon habillement autant immuable qu’inadapté, et de me rappeler ensuite la tenue parfaite du deltiste en vol de montagne. Car s’il a fait un joli plouf pour la journée, il n’en a pas moins été chaudement couvert !
Frédéric Lévy |