Récit du 21 avril 2005, Saint André Les Alpes


Le « parcours du combattant »


Jeudi 21 avril 2005, la météo prévoit une superbe journée ensoleillée dans les Alpes après plusieurs jours de temps maussade voire pluvieux. Le début de cette semaine n’a pas été très reluisant pour les copains du club venus voler à Saint André les Alpes, obligés de se déplacer le lundi 18 à Gourdon pour retrouver le soleil et gazouiller en l’air, avec une mauvaise surprise décorative en prime sur le visage du père Michel B. lors de son atterrissage en douceur, et le lendemain à Saint Vincent les Forts, où seuls le même Michel et le père Dietrich, venu de Berlin à Paris avec son aile dans le couloir du train de nuit, ont décollé. Ils ont d’ailleurs effectué chacun un beau vol malgré les conditions peu encourageantes et un plafond relativement bas, puisque Michel s’est posé au sud-ouest de la montagne de l’Ubac, et Dietrich a carrément traversé la zone périlleuse et inhospitalière du fameux « parcours du combattant » pour atteindre Saint André et revenir se poser près du gîte de Thorame. Il a même profité de conditions particulièrement violentes sur le flan nord de la montagne du Cheval Blanc pour se lancer dans la pratique du rodéo aérien au cours d’un tonneau orchestré par un Eole en colère. L’histoire ne dit pas quelle était la couleur de son visage à ce moment, mais quand les autres l’ont retrouvé au gîte, il savourait gentiment la chaleur du feu dans la cheminée.

Préférant un tant soit peu des conditions de vol plus sereines, je décide de me réserver pour la belle journée patiemment guettée, et ne rejoins gaiement le groupe que la veille au soir. Le matin du jour J, le ciel est d’un magnifique bleu limpide et le soleil resplendit tel une divinité bienfaisante. Tout le monde est à pied d’œuvre là-haut sur l’aire du Chalvet. Le père Dietrich est impatient et décolle vers midi. Il a en effet l’intention de repasser dans les deux sens sur le théâtre des opérations turbulées de l’avant-veille en réalisant un aller-retour jusqu’à Dormillouse, et selon lui, il doit pour cela disposer du plus long temps de vol possible. Une demi-heure plus tard, le voilà à 2500 m QNH, soit à 960 m au-dessus de nos têtes, et il disparaît vers le nord. Un peu plus tard, sa voix annonce qu’il est déjà au Cheval Blanc à 2700 m. Bien. Tout en assemblant tranquillement mon aile, je me demande simplement s’il a choisi le bon objectif, car les cumulus commencent à bourgeonner dans toutes les directions excepté celle où il va. Je suis un peu inquiet pour lui, il me semble qu’il cherche à avancer trop vite sur un terrain où la convection est encore insuffisante.

Je décolle vers 13h10 devant mes confrères qui attendent encore un jour meilleur ! Comme à l’accoutumée, ma radio est rangée dans le harnais et servira uniquement en cas de récupe. En l’air, je suis seul avec mes pensées, mon aile et le silence environnant, et j’ai « laissé » sur terre tout ce qui ne contribue pas à la poursuite du vol. Au fait, où est-ce que je vais aller, maintenant que je plane aussi à 2500 m ?! Les montagnes enneigées, le ciel, les nuages, tout cela est magnifique. Pourquoi ne pas suivre le sieur Dietrich vers le nord, et, idée saugrenue, pourquoi ne pas tenter de le rattraper ?! Les premiers cumulus apparaissent dans le secteur et me rassurent aussi. Allez, c’est parti. Je quitte la pompe de service du décollage, direction les antennes en visant au loin la crête du Cheval Blanc. Et puis, en enroulant une pompe avant de franchir normalement la trouée vers la crête à l’est du village de Lambruisse, un grand doute surgit. La zone inhospitalière de 18 km de long par 12 km dans sa plus grande largeur me fait peur. Entre la montagne du Cheval Blanc et la Tête de l’Estrop, il n’y a aucun endroit pour se poser si ce n’est le lit des torrents, et la neige recouvre encore l’essentiel des vallées. Je ne suis pas un cascadeur du vol libre, et ma témérité ne va pas jusqu’à tirer le diable par la queue. Sachant pertinemment que la neige n’a jamais réchauffé l’air à son contact pour en faire un courant ascendant, je me dis qu’il vaut mieux emprunter un autre chemin si je veux continuer vers le sommet de Dormillouse. En scrutant la planète plus vers le nord-ouest, je me rends compte que les montagnes moins hautes sont parfaitement dégagées et bien exposées au soleil, et que les vallées sont clairsemées de petits champs tout à fait convenables pour un éventuel atterrissage, parfois même à côté des habitations. Enfin, Dame Nature me tend une belle perche puisqu’un gros cumulus à la base bien sombre coiffe tout le secteur communal de Tartonne alors que le Cheval Blanc reste chauve.
Sans hésiter plus longtemps, j’abandonne la route initiale, traverse la vallée de Lambruisse vers le nord-ouest et monte au plafond, vers 3000 m, au-dessus du sommet de la Sapée. L’aventure de la journée me semble bien tracée, à un souci majeur près : le froid qui règne à cette altitude et a forciori dans les barbules du nuage me saisit implacablement et m’ôte toute illusion euphorique d’un beau vol sans histoire (d’ailleurs, s’il n’y avait pas d’histoire, ce ne serait pas drôle). J’ai complètement sous-estimé ce problème avant de décoller, et je me suis habillé comme pour un vol de plaine printanier jusqu’à 1500 m d’altitude voire 2000 m grand maximum. J’ai juste enfilé mes gants d’ULM, au cas où… Heureusement que je les avais pris ! Mais très vite, leur protection s’est avérée dérisoire, et je me suis littéralement mordu les doigts qui se refroidissaient dangereusement, exposés aux premières loges sur la barre de contrôle. J’apprendrai le lendemain que l’isotherme zéro se situait vers 2400 m… Avec un vent relatif frontal permanent variant entre 40 et 80 km/h durant tout le vol, la sanction devient torture. Elle commence par les mains, puis les bras, le buste, et enfin tout le corps. Mais ça, c’est pour plus tard ! Mes yeux ne seront pas épargnés non plus, puisque, ayant conservé le même équipement qu’en plaine, ils ne sont pas protégés par une visière ou des lunettes qui ne me sont habituellement pas nécessaires et qui m’empêcheraient de sentir le vent à pleines narines et de voir le paysage sans aucun obstacle visuel. Les signes d’irritation et de fatigue apparaîtront sérieusement le soir, à me demander s’il ne serait pas plus sage de m’abstenir de voler le lendemain pour que mes yeux finissent de guérir tranquillement.

Pour l’heure, je quitte le secteur frigorifique haut perché pour m’engager allègrement au-dessus des sommets qui bordent le nord de la commune de Tartonne, puis deux autres sommets flanqués au sud et au nord d’une belle rivière qui n’est autre que la Bléone, et puis encore une crête orientée dans la direction de mon cheminement. L’atmosphère est déjà bien plus tempérée en dessous de 2000 m, ce qui est fort agréable. Le paysage verdoyant et aux couleurs vives de la vallée de la Bléone qui s’étend au sud-ouest, avec au fond la ville de Digne, est tout simplement splendide. Quelques planeurs filent gracieusement et silencieusement dans le ciel et disparaissent de ma vue. Les pompes rencontrées en chemin ne sont pas miraculeuses, mais me permettent néanmoins d’atteindre la face sud de la montagne de l’Ubac. Aucun thermique ne frémit en ce lieu, les nuages estompent l’ensoleillement du versant, ce n’est pas de veine. Je perds de l’altitude, et commence à voler au raz de la végétation et des ravines qui jalonnent la montagne. Près d’un village dans la vallée qui s’étend à l’ouest de l’Ubac, j’aperçois un delta qui atterrit dans un champ et dont les couleurs me rappellent singulièrement l’aile de Dietrich. Les narrations du soir me confirmeront qu’il s’agissait bien de lui, dommage. Je laisse mon ami à son sort pour m’occuper de mon propre vol qui commence à devenir lui aussi un tantinet critique. Par acquis de conscience, je repère un grand champ un peu plus loin dans la vallée au nord, tout en pensant fort bien que ce n’est pas là que j’irai me poser. Les petites bulles éparses au-dessus des ravines sont trop étroites et trop furtives pour générer une pompe que je peux enrouler durablement. C’est dans des moments comme celui-ci que j’apprécie la finesse de mon rigide, car je parviens ainsi à me maintenir de proche en proche sans trop me faire enterrer entre deux bulles, voire même à regagner un peu d’altitude. En tout cas, s’il y a une ascendance qui mijote dans le coin et qui m’est réservée pour me hisser au-dessus des crêtes, elle partira nécessairement de l’une des nombreuses ravines. Donc j’avance, et j’enroule tout ce qui se présente au fur et à mesure que le soleil se dévoile à nouveau. C’est ainsi que je me retrouve l’invité d’honneur d'un puissant courant ascendant au nord de la montagne de l’Ubac, qui me propulse royalement jusqu’à la base du nuage à 3293 m et à la vitesse maximale de 5,8 m/s intégrée sur 20 secondes. Hourra ! C’est formidable ! Je contemple à nouveau la Terre d’un peu plus haut, notamment la tête de l’Estrop et toute la zone recouverte de neige au sud que j’ai soigneusement évitée. Mais le froid ressort à nouveau ses griffes acérées. Je suis gelé jusqu’aux orteils, c’est horrible, et mes doigts sont devenus aussi insensibles qu’après une anesthésie musclée. Je me dis fermement qu’il est hors de question de me poser à cause de cela, il y a pire dans la vie. Donc je résiste, et je continue. D’ailleurs la suite du vol ne présente aucune difficulté, puisqu’il suffit de longer les crêtes de la montagne de la Blanche sous les cumulus qui la chapotent pour atteindre rapidement le fort de Dormillouse.
Les planeurs sont nombreux dans le secteur. Qu’ils évoluent en patrouille comme des dauphins ou en spirale bien réglée où chacun occupe quasiment les sommets d’un polygone régulier, je les trouve beaux et majestueux. Il est vrai qu’en matière de performances, je ne suis qu’un moineau comparé aux cigognes, et au moins les pilotes sont plus au chaud dans leur cockpit. Cela me rappelle des beaux souvenirs qui ont déjà une vingtaine d’années, eh ! Mon objectif est bientôt atteint, et je savoure ce moment collé sous les nuages à 3200 m. Le champ de visibilité est immense. Faisant tant bien que mal abstraction du froid qui n’en finit pas de sévir et de me vider de mon énergie, je m’offre un peu de tourisme aérien. J’aperçois d’abord le mont Viso au nord-est. Le mont Pelvoux et la barre des Ecrins au nord sont cachés par des nuages. A l’ouest s’étend la vallée de la Durance, et au nord-ouest je repère avec amusement le site enneigé de la Bâtie, au pied du mont Piolit à côté de Gap, où le club avait organisé une sortie d’une semaine en juin 2004. Et puis encore plus loin je devine le pic de Bure ! Plus près, je reconnais le mont Colombis, et sous mes yeux, je contemple le lac de Serre Ponçon et toutes les forêts et les prairies autour de Dormillouse. Le spectacle est fantastique. L’idée de poursuivre encore plus loin, vers Gap ou Barcelonnette, me traverse l’esprit mais il est quand même autour de 15 heures et il serait bon de songer au retour, ne serait-ce que pour alléger une éventuelle récupe. En bas, à Saint Vincent les Forts, je vois des parapentes qui grouillent et qui s’agglutinent sur la malheureuse crête du village. Je leur adresse un grand pied de nez en pensée, eux qui, en grande majorité, ne respectent plus depuis longtemps les règles élémentaires de circulation aérienne et qui, par leur fréquentation démesurée des sites tel que celui-ci, les rendent tout simplement dangereux pour la pratique du vol libre.

Allez, un dernier coup d’œil pour mémoriser le paysage, et je m’en retourne vers le sud, avec pour nouvel objectif l’atterrissage sur le terrain officiel de Saint André. Arrivé au pic des Têtes, je décide de repasser par les mêmes endroits qu’à l’aller, c’est-à-dire au moins jusqu’à l’extrémité sud de la montagne de l’Ubac. Car à la difficulté de traverser la zone inhospitalière, s’ajoutent maintenant un épuisement et un engourdissement général dus au froid et qui me rendent incapable d’engager de nouveaux défis pour rester en l’air. Il faudrait que je sois sur un rail et n’aie plus qu’à me laisser aller vers le bercail ! (et ça rime). Je parviens malgré tout à faire le plein d’altitude sur l’Ubac, et me laisse glisser plus ou moins en finesse max vers le sud. J’espère avoir assez de hauteur pour franchir la barrière des petits sommets qui marquent la limite nord de la commune de Tartonne, et qui me fait penser, vue de ma position, à une muraille de château fort. L’opération s’avère délicate, je perds trop d’altitude. Je décide de me rapatrier d’urgence sur le versant ouest de la montagne du Cheval Blanc, partiellement enneigé mais tout de même bien ensoleillé. Si je ne m’attends pas à y trouver des pompes mirobolantes, au moins j’espère y rencontrer des petites bulles qui m’aideront à garder mon altitude, voire à en gagner un peu, et qui me permettront ainsi de franchir le premier petit col qui jouxte le versant du Cheval Blanc. La température est naturellement plus clémente, et je suis à nouveau plus attentif et alerte pour piloter. Je me rapproche singulièrement du caillou, je me demande si je ne vais pas atterrir sur le col même (et redécoller de l’autre côté !). Un effet de sol semble venir à la rescousse, et hop, le col est passé, ouf ! Ah, que c’est bien de voler en rigide ! Ensuite, toujours en rasant la montagne, mon altitude augmente tandis que la crête du Cheval Blanc descend, et me voilà bientôt en local du gîte de Thorame au-dessus de la même crête, c’est tout bon ! Ne serait-ce que pour marquer le coup, je voudrais quand même atteindre l’aire de décollage du Chalvet. Donc ce n’est pas fini. Peu après le col de Séoune, je me fais brasser méchamment dans une pompe un peu violente, ce qui d’une part me rappelle illico la réputation du site de Saint André, et d’autre part m’invite à ne pas séjourner dans cette pompe plus longtemps que nécessaire, sachant qu’il y en aura d’autres à coup sûr plus au sud qui me permettront d’avancer tout en regagnant mon altitude initiale. Après avoir franchi ainsi la trouée de Lambruisse et survolé les antennes, je rejoins tranquillement l’aire de Chalvet, où enfin je peux spiraler dans une ascendance calme.

Objectif atteint, je n’en reviens pas. Il est environ 16h30. Mes forces étant partiellement revenues, pour couronner l’affaire, je décide de reprendre de la hauteur pour traverser la vallée vers la crête des Serres et aller voir la couleur du paysage au-delà du pic de Chamatte. Curiosité satisfaite, le retour au plancher des vaches sur l’atterro officiel est vécu comme une délivrance mêlée d’une certaine béatitude, tellement je me sens épuisé mais heureux. En fait, je me sens ailleurs. Jamais je n’aurais pensé qu’il me serait donné un jour de réaliser un vol en montagne aussi fabuleux. Un classique pour certains, une découverte pour d’autres. Merci à tout ! Le vol a duré 4h02, et la distance Chalvet – Dormillouse – Chalvet – pic de Chamatte – atterro s’élève à 118 km. Cela mérite bien ces quelques pages d’écriture ! Qui peuvent se résumer ainsi : qu’est-ce que c’était beau, qu’est-ce que c’était chouette et qu’est-ce que j’ai eu froid ! Au demeurant, notre président Michel M. ne s’est naturellement pas privé de me lancer quelques moqueries bien placées sur mon habillement autant immuable qu’inadapté, et de me rappeler ensuite la tenue parfaite du deltiste en vol de montagne. Car s’il a fait un joli plouf pour la journée, il n’en a pas moins été chaudement couvert !

Frédéric Lévy